Première séance chez le psy après cette très, très longue semaine. Mes mains tremblent, mais je ne pleure pas. Lui, il écoute attentivement, et il tremble aussi, par moment.
Et maintenant je suis complètement perdue. Je ne sais pas ce que je suis censée faire. Je ne sais pas quoi faire pour l'aider, elle. Je ne sais pas quoi dire aux parents, qui voudraient me parler. Et puis je culpabilise aussi, beaucoup. Ça fait partie de la phase, j'en ai conscience. Mais je ne suis pas sûre d'être capable d'assumer tout ça.
Culpabiliser pour quoi exactement?
Euh... Pour beaucoup de choses. De m'être dit que ce n'était qu'une fois de plus, qu'il était encore entrain de jouer sa comédie malgré lui. Et de ne pas être arrivée à temps. De l'avoir rejeté aussi... La seule fois, le jour où je lui dit que pendant au moins quelques jours il n'entendra plus parler de moi, c'est après cette seule et unique fois qu'il..
Mais si j'ai bien compris, vous l'avez rejeté parce que vous aviez compris que vous n'aviez pas les moyens de le sauver. Non? Et ça, malgré tout, malgré la situation et malgré la douleur, c'est vraiment positif.
Non. Pas du tout. Je l'ai repoussé parce que ce jour là, j'ai eu peur de lui. J'en ai honte aujourd'hui. J'ai été d'une lâcheté que j'ai peur de ne jamais assumer. Une peur totalement incontrôlable et démesurée, et..
Démesurée? Lâche? Mais enfin... Il vous a frappé, vous..
Il voulait juste passer, il ne voulait pas me faire mal.
Il vous a frappé, vous vous êtes protégée, et vous l'avez protégé lui aussi. Une peur, c'est souvent déraisonné, mais dans ce cas c'est parfaitement justifié. La lâcheté, c'aurait été de ne rien faire du tout. Vous avez fait tout ce qu'il y avait à faire. Et je m'aventure peut-être, mais... Vous avez été la dernière personne à le voir, votre amie à l'entendre, pourtant des amis de longue date, il en avait plusieurs, si j'ai bien compris. Je pense que vous, vous n'étiez - pardonnez moi pour l'expression - qu'une bouée de plus. Et vous n'avez pas coulé avec lui, vous n'allez pas coulez avec son deuil, parce que vous, vous avez cette force là, de remonter à la surface malgré tout. Quant à lui, ses gestes des derniers temps me semblent malsains, peut-être pathologiques. Le fait d'appeler à l'aide pour vous rejeter ensuite ne veut pas dire que c'est vous qui avez déclenché le fait de passer à l'acte. Enfin.. Il s'est rendu compte ce matin là que malgré tout vos efforts, et malgré tous les efforts de ses amis, de ses proches, il voulait quand même partir. Vous pouvez voir ça comme une responsabilité, c'est vrai. Mais, et je pense que vous le savez, quand il n'y a que mourir qui vous tient à cœur, je ne suis pas sûre que qui que ce soit puisse changer quelque chose. S'il était passé outre votre rejet une nouvelle fois, il aurait encore recommencé sur quelqu'un d'autre. Il s'est juste rendu compte que malgré toutes les bouées autour de lui, il n'avait pas la force de rester à la surface.
Vous, vous avez trouvé votre limite. Gardez ça à l'esprit.
¤
Au camino, bar de substitution depuis une semaine. Lui, il a compris tout de suite, j'ai presque pas eu besoin de mots.
Bon patron, tu me dis ce qui ne va pas?
Mais putain t'as fini oui? T'es vraiment une chieuse!
Mais t'énerves pas, c'est juste que t'as pas l'air dans ton assiette. Mais c'est marrant, tu demanderas ça à C. et G., d'habitude quand je fais chier les gens comme ça pour savoir ce qui ne va pas, c'est que je me sens proche d'eux. Tu pourrai te sentir flatté au moins!
Et moi, je me dis que d'habitude, les gens comme ça qui demandent toujours si on va bien, c'est juste que c'est eux qui vont mal. C'est un putain de... euh... comment on dit déjà?
.. Un transfert?
Voilà.
Bon. Tu me ressert un martini?
Sers toi le toi-même, et t'esquive pas comme ça. Et puis tu sais, à force de faire la dure comme ça, tu vas prendre des coups. [Je me tiens instinctivement le bras] Mais... c'est quoi ça?
Trois fois rien. J'ai juste un peu trop jouée à la chieuse. En pensant bien faire.
C'est pour lui que t'es là tous les soirs ou presque, hein? Il est devenu quoi, ce mec?
Ouais, patron, c'est pour lui. Mais j'ai pas envie de te plomber la soirée, sers toi plutôt une bière, je t'invite.
Sers la toi-même, gamine, et c'est moi qui invite.
¤ ¤
Ces deux discussions m'ont fait un bien fou, malgré tout.
Aujourd'hui, mes nuits sont de plus en plus longues, et j'ai repris un des 3kg perdus depuis ce jour. Les images flottent encore dans ma tête, toute la journée, toute la nuit, mais ça passera, avec le temps. Tous ces regards surtout.
Le sien, plein de haine et de désespoir.
Celui du pompier qui me rassurait quelque minutes plus tôt. Son regard, lorsqu'il sort de l'appartement, posé dans mes yeux à moi. Son regard, chargé de douleur, et dur, si dur, en train de me prendre doucement par le bras pour me faire sortir. Ce même regard qui fuit lorsque je pose la question, étouffée dans ma gorge. Ce long silence. "Il est dans un très sale état. Il s'est pendu."
Celui de son frère, encore un peu amusé. C'est juste une fois de plus, selon lui. Lui n'a pas vu leur regard. Je n'ose pas lui dire. Après tout, personne ne m'a rien confirmé.
Le regard des médecins, plus d'une demi heure plus tard. Ils m'encerclent, m'étouffent. Ils sont six, tout autour de moi, tous avec le même regard. Tristesse. Compassion. Peut-être même une petite touche de pitié. L'un deux commence à parler, il m'annonce ce que j'avais compris depuis longtemps. Son regard à lui est dur, il ne fuit pas. Il me prend par l'épaule. Un autre, plus jeune, me parle à son tour, me propose d'aller le voir. Je reffuse. Je repousse les larmes, qui se font de plus en plus pressantes. Et eux qui m'encerclent encore, comme si j'allais m'échapper. Ils continuent à me parler, mais je n'entends plus grand chose. Et ils s'en vont, aussi vite qu'ils sont arrivés - "une urgence, désolé."
Le regard des flics aussi. Qui prennent des précautions pour me poser des questions auxquelles j'ai déjà répondu mille fois. Mais je garde ma patience, et je raconte, encore et encore. Ils se parlent entre eux loin de moi, et envoient toujours le même me parler. Le plus jeune, celui qui a l'air le plus choqué.
Et puis, putain, son regard à elle. Il finit de me transpercer le cœur, déjà bien amoché.
Tous ce regards resteront dans ma mémoire pour toujours.